De Adam et Ève à la laïcité
Février 2021, « De Adam et Ève à la laïcité » – Simon de Cazenove, animateur ENQUÊTE
L’atmosphère est surchauffée quand j’entre dans cette classe de CM1-CM2 du 11ème arrondissement de Paris. Les radiateurs sont brûlants : une réelle différence avec le froid extérieur qui s’est durablement installé depuis 2 jours. Une fois la moitié de la classe partie avec une autre animatrice, me voici face aux douze enfants de mon groupe. Après avoir fait un point sur la décoration du plateau de jeu et la fabrication des pions, nous abordons la question des récits d’origine. Il reste quarante minutes, il est vendredi après-midi, les enfants sont fatigués et pas mal agités. A moi de jouer…
« Bon, on va faire une activité en plusieurs groupes. » Du regard, j’identifie 4 groupes de 3. Il va falloir faire preuve de diplomatie : « Bon, OK, S et I… vous pouvez rester ensemble, par contre E et J, je vais vous séparer pour changer un peu… » Les groupes sont constitués. Je leur distribue des planches d’images illustrant des « récits de création » issus de différentes religions : le premier provient de la religion de la Grèce antique, le second est un récit hindouiste, et le troisième résume les récits bibliques et coraniques. Tandis que je leur lis ces trois récits, les enfants cherchent à associer récit et image. Comme il y a plusieurs images par récit, ils doivent ensuite les remettre dans l’ordre.
Des récits de création et des images
1ère lecture, le récit hindouiste : à peine ai-je fini de parler que le premier groupe, composé de 3 filles, lève déjà la main. Bravo, c’est le bon ordre ! Je reprends ma lecture.
2ème lecture, le récit grec : un groupe de garçons, visiblement motivés pour gagner et embêtés par la rapidité de la réponse de leurs camarades au tour précédent, réagit aussitôt. Première image, dans le bon ordre… Ah, les deux autres sont inversées. C’était bien essayé quand même !
3ème lecture, le récit biblio-coranique : plusieurs doigts se lèvent. Je donne la parole à un groupe qui n’a pas encore participé : l’ordre est juste. Bien trouvé !
Juste après, K. demande la parole. Derrière ses lunettes et son sourire discret, elle exprime le désir de compléter le récit biblico-coranique que je viens de conter. J’accepte, et voilà que K. nous relate divers épisodes de la vie du personnage de Noé avec une précision qui ne manque pas de m’impressionner. Je l’interromps gentiment – sinon elle est partie pour nous raconter le livre de la Genèse dans les moindres détails ! -, et profite de cette participation pour refaire un point sur la différence entre « croire » et « savoir », et sur la diversité des convictions. « Ce que vient de raconter K., est-ce que vous savez dans quels livres on trouve cette histoire ?». Les enfants citent la Bible et les chrétiens ; je leur précise que ce sont des textes qui font aussi (et d’abord !) partie de la Bible juive, et qu’on trouve également les mêmes histoires, avec parfois quelques différences, dans le Coran. « Et à votre avis, est-ce que tout le monde lit et croit à ces textes ? » ; « Ben non, réagit N., il y en a qui n’ont pas de religion… ». X. ajoute : « Et il y aussi ceux qui croient aux dieux de tout à l’heure ! » ; « Ah oui, Vishnounou », renchérit N., que le nom du dieu découvert précédemment amuse beaucoup.
Comment ça, interpréter ?
Ils ont retenu l’essentiel : il existe de nombreux récits de création, et tout le monde ne croit pas la même chose au sujet de l’origine du monde. Il s’agit d’aller maintenant un pas plus loin, et de leur faire prendre conscience que les récits religieux sont des textes qui s’interprètent !
Après avoir répété pour la 2nde fois en 10 minutes à N. de mettre son masque sur son nez, j’explique aux enfants la deuxième partie de l’activité : « Les croyants qui lisent ces récits religieux, souvent, ils essaient de comprendre et de tirer des leçons de ces récits… Essayer de comprendre ce que veut dire un texte, ça s’appelle l’interpréter. Je vais vous proposer 3 phrases. Chacune de ces phrases est une interprétation possible de l’un des récits qu’on a découverts ensemble. A vous d’essayer de retrouver à quel récit chaque phrase peut correspondre ! ». Sachant que j’ai une écriture manuscrite vraiment illisible, j’ai pris soin d’imprimer les phrases et de les aimanter au tableau. Les enfants identifient assez rapidement que le récit biblico-coranique, qui met en scène l’humanité comme faisant partie d’une même famille (récit d’Adam et Eve) qui se déchire (Caïn et Abel), peut être lu, par certains croyants, comme une demande de fraternité de la part de Dieu. Ils associent le récit à la phrase : « les hommes sont sur Terre pour apprendre à vivre en paix les uns avec les autres ».
La phrase « le sens de la vie, c’est de se sentir comme une partie de l’univers » les fait hésiter quelques secondes, mais V. se lance : « On peut dire que c’est la morale de l’histoire des dieux hindouistes où il y a plusieurs univers, vu qu’à la fin t’as dit que les hindouistes croient qu’ils sont comme l’univers, qu’ils vivent plusieurs vies et tout ! ». L’explication est alambiquée mais intéressante, et ça colle à peu près, je la félicite. Plus de suspense pour la dernière phrase, « le but de l’existence est de rester éternellement dans la mémoire des hommes » : le récit grec, avec l’exemple de Prométhée qui, par son audace et son habileté, devient un héros inoubliable, peut en effet s’interpréter de cette manière.
Zeus, Prométhée et les habitants de la Grèce
Après avoir congratulé les enfants pour leur perspicacité, je précise à nouveau : « Vous avez découvert là une interprétation possible de chacun de ces récits, mais les croyants de chacune de ces religions en font aussi plein d’autres ! ». Presque aussitôt, A, qui, par miracle, a cette fois levé la main avant de prendre la parole, demande : « Mais, Simon, j’ai pas compris, pourquoi les Grecs ont des récits d’origine alors que ‘être grec’ c’est pas une religion !? ». Malin, le petit A. ! Bon, pas simple toutefois de répondre à cette question, surtout qu’un regard à la pendule me fait prendre conscience subitement que l’heure a vite tourné… Je tente de répondre, aussi brièvement que possible : « C’est une question très intéressante que tu poses ! En fait, quand je parle de la religion des Grecs, je parle de la religion qui était répandue dans la Grèce antique, qui correspond à peu près au territoire de la Grèce actuelle… sauf que c’était il y a plusieurs milliers d’années ! Donc les gens qui habitaient ce territoire à l’époque, c’était leur religion : Zeus, Prométhée, ils croyaient en ces dieux. Aujourd’hui, c’est une religion qui a disparu : c’est comme ça, il y a des religions qui disparaissent parfois, d’autres qui naissent. C’est pour ça qu’on parle souvent plutôt de « mythologie grecque ». Parce que, tu as raison, aujourd’hui les habitants de la Grèce, ils ne croient pas à cette religion-là ! Ils ont la croyance qu’ils veulent : ils peuvent être chrétiens, ou bien musulmans, ou bien athées par exemple. » « Comme en France ? », demande K. « A peu près, je réponds, pour aller vite, « et en France, cette liberté de choix, vous vous souvenez comment s’appelle la loi qui la garantit ? ». Zut, la sonnerie vient de retentir, il faut vite descendre dans la cour. « La laïcité ! » répond N. en se levant d’un bond pour aller chercher son manteau.