Mais il est fou Abraham…
Mai 16 – « Mais il est fou Abraham…» – Coline Pélissier, animatrice ENQUÊTE
Il est 18 heures au centre social Riquet, dans le 19ème arrondissement de Paris. Les enfants sont déjà là depuis une heure pour leurs devoirs. Ceux qui ont fini le plus tôt jouent dans la cour, les autres finissent d’apprendre une poésie ou d’étudier leur leçon de géographie avec l’aide d’un bénévole. L’atelier ENQUÊTE va bientôt commencer ; le plus difficile est de canaliser l’énergie de douze enfants surexcités et souvent très fatigués. Quoi de moins drôle à première vue qu’un atelier sur la laïcité en fin de journée pour des enfants de 9 à 11 ans ? On partait de loin ; le premier atelier avait suscité des « Oh non, pas encore la laïcité ! On en parle tout le temps à l’école ! », « Moi, je vais à l’école coranique. Je sais déjà tout, je n’ai pas besoin de rester. Je peux rentrer chez moi aujourd’hui ? ».
Pour retenir leur attention dans ces conditions, le moyen le plus efficace est le jeu. Il permet de réunir, à une heure tardive, des enfants aux envies et aux niveaux de connaissance très différents. Les séances les plus réussies sont toujours celles où les activités s’enchaînent avec fluidité, sans un moment d’ennui : jeux de société, dessins, jeux en extérieurs sont autant de moyens de motiver les enfants, de leur transmettre des connaissances importantes sans même qu’ils s’en rendent compte.
La séance du jour porte sur Abraham, père des trois religions monothéistes. Les mines insolentes de quelques-uns cachent souvent un vrai goût des histoires, chez ces enfants encore très jeunes. Dès cette troisième séance, Tiguidanke, 10 ans et demi, la plus grande du groupe, qui appréhende déjà l’entrée au collège, où elle sait qu’elle abordera ces sujets, s’exclame : « Mais CHUT, taisez-vous, on lit l’histoire ! ». Je lis l’histoire d’Abraham, sans pouvoir empêcher les interventions impromptues, « Mais c’est un malade, Ibrahim !!! Ma mère est très très croyante, mais si Dieu lui demande de me tuer, elle dira non, c’est sûr ! » s’écrit Abdoullaye, 8 ans. Les enfants sont enthousiastes de voir qu’il existe un lien étroit entre les trois grands monothéismes. Ils aiment faire des rapprochements, comprendre, par exemple, que Jésus et Issa ne sont qu’une seule et même personne, mais avec un statut différent qu’on soit chrétien ou musulman, ou que Moïse est un prophète commun aux trois religions selon des modalités différentes. Moussa est ravi : « Génial ! Je ne savais pas que mon prénom se trouvait un peu dans les trois religions ! S’il existe aussi chez les chrétiens et les juifs, ça veut dire que je suis un peu tout, grave la classe ! », Maryam ne veut pas être en reste : « Eh eh ! Moi aussi, je suis un peu dans les trois religions, avec à la mère de Jésus ! ». Pour conserver l’attention des enfants, il est important de rebondir sur ce qu’ils disent, tout en limitant les digressions. Nous en passons donc par un bref débat sur l’annonciation, les interrogations sur la maternité qui en découlent, entrecoupé de « Aaaaah dégueu olalala », pour revenir ensuite à Abraham.
Ca sert à quoi tout ca ?
A quoi sert-il de connaître toutes ces histoires ? A mieux comprendre les autres, à vivre ensemble en se connaissant mais aussi à déchiffrer de nombreuses références culturelles. Qu’il s’agisse de peinture, de musique ou de littérature, de nombreuses œuvres sont imprégnées de références religieuses. Pour illustrer cette notion, je sors trois puzzles construits par mes soins à partir de tableaux, représentant Abraham s’apprêtant à sacrifier son fils Isaac. Les représentations de cette scène très connue ne manquent pas, du Sacrifice d’Abraham de Rembrandt (1635) au Sacrifice d’Isaac de Chagall (1960). Les enfants reconstituent les tableaux par groupe. « C’est pas juste, l’autre puzzle est beaucoup plus simple ! Nous, on trouve pas l’ange ». Nous terminons par des vrais/faux auxquels les enfants répondent par équipe. Le désir de gagner les pousse à hurler les réponses et à apprendre toujours plus.
J’annonce que la séance de la semaine prochaine sera consacrée à l’hindouisme : « Ah ouais, c’est trop chelou, ça ! ». Aborder des croyances aussi différentes des leurs est souvent compliqué avec les enfants, car ils ont du mal à admettre leur existence, mais toujours extrêmement enrichissant.