Peut-on refuser d’embaucher un dalmatien ?
Février 2020, “Peut-on refuser d’embaucher un dalmatien?”- Sophie Gouriou, service civique ENQUÊTE.
En ce mardi matin de vacances, Marion retrouve les jeunes d’un centre social de Villiers-le-Bel pour un atelier débat. Les six collégiens, cinq garçons et une fille – la plus jeune du groupe- installent un cercle de chaises, le téléphone encore à la main. « On laisse les téléphones de côté pour commencer ? » suggère Marion, avant de présenter les règles du jeu : « aujourd’hui, grâce à un quiz, on va parler de la laïcité dans votre vie de tous les jours. Par équipe, vous allez réfléchir sur une phrase, dire si elle est vraie ou fausse selon vous, en justifiant votre réponse. ».
Parce qu’on est dans un pays libre
Samy et Waël se lancent : « La laïcité permet de changer de conviction religieuse, lit timidement Samy sur la carte donnée par Marion. Ça veut dire que l’on peut changer de religion grâce à la laïcité. – Nous on dit que c’est vrai, commente Waël avec sa voix grave, parce qu’on est dans un pays libre. Il y a que dans les pays où il y a une dictature où on peut pas changer de religion ! – Bien ! En France en tout cas, il est tout à fait possible de changer de religion. Ou bien de décider d’avoir une religion si à l’origine on en a pas. Ou même décider d’arrêter d’en avoir une. D’ailleurs, il existe des personnes qui ont changé plusieurs fois de convictions religieuses, par exemple, je connais un universitaire qui était chrétien, est devenu musulman, puis athée, et puis est redevenu musulman !”.
Parce que c’est laïque
C’est au tour de Haroun et Ayoub de se demander si « les signes religieux sont interdits dans l’espace public ». Ils listent d’abord les signes religieux qu’ils connaissent : les colliers, la kippa, le foulard… Pour en arriver à la conclusion que la règle n’est pas la même partout ! “C’est vrai et faux, explique Haroun du fond de sa chaise, encore emmitouflé dans sa doudoune. Parce que si on est dans un parc, on a le droit d’en porter, mais si on est dans une école on a pas le droit ! – Oui, dans l’espace public en effet, on a le droit de s’habiller comme on veut, c’est une liberté liée à la laïcité. Pour l’école publique, tu as raison c’est un peu différent. Pourquoi à votre avis ? – Parce que c’est laïque, répond du tac au tac Haroun. – Est-ce que tu vois un point commun aux élèves qui pourrait expliquer cette règle spécifique ? – Ils sont pas majeurs. – Et donc c’est pour pas les influencer avant qu’ils soient adultes, en déduit Ayoub. – C’est un argument donné en faveur de cette loi sur les signes religieux à l’école, en effet. Et, est-ce que tous les signes religieux sont interdits à l’école ? – C’est possible de porter des bijoux non ? – Oui ! Et dans l’espace public ? Est-ce qu’il y a par contre des signes religieux qu’on peut pas porter dans la rue ? – Oui, y a la burqa ! – Après c’est normal ça, se dit Ayoub. Parce que si on va chercher son enfant à l’école et qu’on sait pas c’est qui derrière le foulard, c’est compliqué. – Voilà un cas bien concret ! En effet, en public, tout le monde est censé être reconnaissable, donc ne pas cacher son visage, que ça soit avec un voile intégral ou une cagoule. ». Oui oui, même dans les restaurants, les livreurs Deliveroo doivent enlever leur casque de moto !
« C’est l’Etat qui donne sa parole »
Une nouvelle phrase est proposée par Assia et Amine, les deux plus jeunes de la bande : « l’Etat garantit aux citoyens le droit de pratiquer leur religion à l’armée, à l’hôpital public ou en prison ». Voilà une question niveau expert, qui amène de grandes interrogations : « Et c’est QUI cet “État” du coup ? – Bah, les chefs d’entreprise quoi, assure Assia. – C’est pas plutôt les politiciens, corrige Amine, genre les députés ? ». Marion précise alors : « L’“État” fait plutôt référence à ceux qui dirigent un pays. Notamment au président de la République, mais aussi aux personnes qui aident à garantir les lois. – Du coup, poursuit Assia, qui, au prix d’une petite entorse à la grammaire a bien compris la proposition, la phrase là, elle veut dire que c’est l’Etat qui donne sa parole aux citoyens qu’ils peuvent pratiquer leur religion dans ces endroits-là – D’accord, et c’est quoi le point commun des personnes dans ces endroits ? –Ils sont tous enfermés, déclare Amine. –Pas l’armée, tique Waël en se redressant de son siège. – Bah tu peux pas sortir comme tu veux quand tu es à la guerre à l’étranger. – Pareil dans un hôpital, continue Assia, en fonction de ta maladie, peut-être tu peux te balader un peu, mais peut-être t’es cloué au lit. – Et du coup, l’Etat, il y met en place des choses spéciales pour eux ? – Oui, mais juste un peu, concède Amine, il peut les laisser aller prier une fois pendant la journée ! – Et pour prier, tu as besoin d’aide spécifique ? – Il peut leur prêter des tapis de prière ! – Plutôt un endroit où le poser, sourit Marion. Certains espaces peuvent être réservés pour cela. Il y a aussi la présence de personnes dédiées. – Un imam pour les musulmans ! – Et le pape ! – Alors le pape peut-être pas, mais un prêtre ou un pasteur pour diriger un moment de prière pour des chrétiens, ou un rabbin pour des juifs, oui.”
Le nouvel an, c’est l’anniversaire de Jésus ?
Le groupe passe à un nouveau sujet. Il cherche à savoir s’il est interdit de célébrer une fête religieuse dans la rue. « C’est faux, s’exclame Assia, on peut fêter le nouvel an ! Comme les Chinois dans le 13eme arrondissement, ils se déguisent et ils font des parades avec des dragons dans la rue. – Le nouvel an c’est une fête religieuse ? – Bah oui, affirme Haroun, le nouvel an normal c’est par rapport à la naissance de Jésus ! – Ah oui, t’es vraiment sur ? Comment s’appelle la fête qui célèbre la naissance de Jésus ? – Mais oui, s’exclame Amine, c’est la fête de Noël du 25 décembre! – Mais alors, poursuit Haroun pas convaincu, pourquoi on est en 2020 ? Parce que notre calendrier il a commencé à partir de la naissance de Jésus non ? Donc le nouvel an, c’est religieux !”
Marion lui donne quelques éléments de réflexion pour l’aider à aller plus loin : “ Le calendrier que l’on utilise aujourd’hui a pour an zéro l’année de la naissance supposée de Jésus, tu as raison. Ce calendrier date de l’Empire romain, qui a un moment est devenu chrétien et donc cela explique qu’on y retrouve des références au christianisme. Le nouvel an n’est pas pour les chrétiens ou les autres, l’occasion de fêter la naissance de Jésus, elle n’a pas vraiment de connotation religieuse, contrairement à Noël. Pour ce qui est de Noël, certains chrétiens y commémorent la naissance de Jésus, mais d’autres, font aussi la fête le même jour, en s’offrant des cadeaux par exemple, sans que pour eux cela ait un sens religieux. Mais à part le nouvel an, vous avez déjà entendu parler de fêtes religieuses dans l’espace public ? – Moi j’en ai jamais vu. Mais j’ai déjà fait l’Aïd au gymnase, raconte fièrement Assia. –Et bien sachez en tout cas que c’est possible, il faut juste demander une autorisation. ».
Comme pour la pause-café
Un autre sujet anime la conversation : Est-ce qu’un employeur a le droit de refuser un candidat en raison de ses convictions ? “Le directeur a pas le droit. Ça change rien si t’es juif, chrétien, musulman ; tu fais le même travail ! », argumente Samy. Waël donne un autre exemple : “C’est de la discrimination s’il l’accepte pas. C’est comme s’il l’accepte pas parce qu’il est noir et blanc. – ça c’est un dalmatien par contre, ça existe pas chez les humains”. Après un sourire partagé avec ses camarades, le jeune homme reprend la parole, pensant avoir trouver une solution au problème de la discrimination pour raison religieuse : « Bah t’as qu’à dire que t’es athée comme ça t’a pas de problème. – Même dans ce cas-là on aura pas le droit de te le demander, parce que c’est possible que quelqu’un utilise cette information contre toi. – Oui… Après, ça va dépendre de si la personne elle veut pratiquer ou pas sa religion. – Ah ! Est-ce qu’on a le droit d’être pratiquant en entreprise à votre avis ? – Ça dépend du travail ! – Et du directeur ! – Exactement. Une fois que vous êtes embauché, vous pouvez avoir une discussion avec votre employeur. Par exemple, vous pouvez demander s’il est possible d’aller faire une prière dans une salle, pendant un temps de pause, comme certains pourrait faire une pause-café ou clope. ».
Un médecin, une pilote et un footballeur
« Mais dans certains métiers, poursuit l’animatrice, il est raisonnable qu’un employeur attende de vous de travailler à certains moments et d’obtenir certains résultats qu’une pratique religieuse pourrait empêcher. Vous auriez des exemples ? – Y a les médecins, propose Waël, pendant Ramadan, faut pas qu’ils soient fatigués et loupent une opération du cœur par exemple. – Ou une pilote d’avion, même si elle a une copilote, c’est compliqué, remarque Assia, qui depuis le début de l’atelier ne manque aucune occasion pour féminiser les exemples. – Oui mais bon, après ils peuvent s’arranger non ? Si elles veulent aller faire une prière elles peuvent faire un roulement ; ‘fin on s’arrange quoi, affirme Amine. Du moment que c’est pas toute l’équipe en même temps. – Tu es un employeur bien arrangeant Amine ! Ça peut marcher, du moment qu’elles en ont discuté avec l’employeur et que personne n’est mis en danger. Comme tu l’as dit Waël, le médecin qui jeûne, on pourrait lui reprocher de mettre en danger la vie du patient puisque cela peut affecter sa concentration. – Et on fait comment si tu es le meilleur buteur de ton équipe et que l’Aïd ça tombe le jour de la finale de la coupe du monde ? – C’est possible de demander des congés pour des fêtes religieuses. On pourrait te l’accorder sauf si on a besoin de toi ce jour-là, mais là, c’est vital que tu sois sur le terrain ! Ce qui restera non négociable, c’est que pendant l’entretien d’embauche, il est interdit de demander si vous avez telle ou telle conviction.”.
Comme quoi, médecine et foot nourrissent les débats…